Comment les femmes deviennent-elles chef de famille?

Publié le par Mme Coulibaly Lala Sadéssy

Comment les femmes deviennent-elles chef de famille?

Dans les situations africaines, les femmes, notamment en milieu rural, participent, on le sait, à l'entretien économique de la famille par leurs activités agricoles, artisanales ou commerciales. Cette contribution est reconnue; mais l'autorité familiale est d'abord masculine. Tous les codes africains de la famille, élaborés au début des indépendances, ont confirmé, voire renforcé, le rôle de l'homme comme chef de la famille. Ainsi le code sénégalais (1973) lui permettait de décider seul de la résidence conjugale qui, dans la majorité des traditions, était négociée par les familles des conjoints, ou de s'opposer à l'exercice d'une profession par sa femme 4.

4 La révision de ces dispositions, grâce aux efforts du Ministère de la Promotion Humaine, chargé de la Condition de la Femme, et des associations féminines, a constitué l'une des premières victoires de la Décennie des Nations Unies pour la Femme au Sénégal.

A. Mafeje, soulignant la complexité des transformations des sociétés agraires africaines, ne manque pas de faire la distinction entre «deux organisations, le ménage et le lignage qui s'excluent mutuellement tout en constituant ensemble l'axe autour duquel s'articule l'agriculture africaine» (1991). L'auteur indique, à juste titre, que si l'agriculture repose sur les ménages, c'est le lignage qui constitue la clef de voûte de l'accès à la terre et aux ressources. L'organisation sociale du lignage est très importante à saisir, car elle est au coeur de la reproduction sociale. On ne peut s'approprier les moyens de production que contrôle le lignage (terre, bétail, équipement), sans remettre en cause ce qui, pour de nombreuses cultures, constitue la «sécurité» du groupe. On peut imaginer les conséquences difficiles pour les femmes. Leur capacité de travail productif et reproductif est exploité par les hommes de leur lignage ou de celle de leur conjoint. Cela ne leur donne pas pour autant le droit de disposer de ces ressources que le système soit patrilinéaire ou matrilinéaire. Elles ne peuvent pas non plus revendiquer celles de leur époux. Bien au contraire, «elles sont assujetties à la domination masculine précisément parce qu'elles sont indispensables à la reproduction du lignage» (Mafeje,1991: 10). Elles dépendent des hommes du lignage qui continuent d'exercer le contrôle économique et social des ressources (père, oncle, mari, frère, aîné). Les lois régissant la terre, les dispositions des codes de la famille concernant la succession élaborées dans nombre de pays africains, après les indépendances, n'ont pas changé les mentalités sur ce point. Mieux, elles ne prennent pas de mesures concrètes tendant à réguler, sinon à effacer cet ordre ancestral. Au Kenya, en Guinée-Bissau, au Cameroun ou au Sénégal, la mise en valeur des terres par les femmes ne leur en donne pas pour autant le contrôle 5. Les épouses et les cadets constituent l'essentiel de la main-d'oeuvre rurale. Mais ce sont les hommes du lignage (héritier, père, oncle, époux ou aîné) qui gèrent et contrôlent leur production, en un mot le patrimoine économique. Où s'inscrit alors le pouvoir des femmes? Ce pouvoir, dans la majorité des cas, est dans l'entretien de la famille, mais surtout dans la gestion du patrimoine social et moral, qui, dans les sociétés non exclusivement marchandes, joue encore un rôle capital. Les femmes entretiennent les relations sociales. Elles sont à la source de la production, de la circulation, de l'échange et de la consommation sociale des valeurs. Le statut repose sur la contradiction entre cette centralité de leur position sociale dans la communauté et la culture et leur marginalisation dans la prise de décision au niveau économique et politique (Sow,1980).

5 A ce propos, cf.: - Mafeje, A. - Ménages et perspectives de relance en Afrique au Sud du Sahara, Document de Travail 2191, CODESRIA, Dakar, 1991 - La valorisation du statut et la contribution de la femme dans le secteur agricole et l'économie rurale. quatre expériences par pays, IDEP, Dakar, 1994 - Guyer, J. 1. «Family and farm in Southern Cameroon», African Research Studies N° 15, African Studies Center, Boston University, 1984

Les femmes accèdent au rôle de chef de ménage avec le départ des hommes en migrations volontaires ou forcées. Ce rôle leur en donne-t-il le statut et les prérogatives? Et si, comme le pose Mafeje, les femmes veulent bien aujourd'hui promouvoir leur autonomie et échapper au pouvoir patriarcal, «peuvent-elles se permettre de renoncer tout à fait à leur lignage?» Le contexte actuel ne les y encourage pas. Quel coût social, psychologique et affectif devront-elles payer pour cette autonomie?

Les sociétés africaines ont des fondements généralement dualistes, avec un droit familial lié à des lignages patrilinéaires et matrilinéaires dotés de patrimoines respectifs 6. La gestion de la grande famille est sous le contrôle moral des groupes les plus âgés qui peuvent être des hommes, mais aussi des femmes. L'unité familiale domestique (grande concession ou ménage individuel) qui organise la production agricole au sens large est généralement sous la tutelle d'un homme, même si l'autorité qui gère les besoins des adultes, des enfants et des dépendants directs peut être masculine ou féminine. La prééminence masculine, socialement et culturellement établie, confère à l'homme le titre de chef de famille, bien qu'une partie de cette autorité familiale puisse être réservée aux femmes, en fonction de leur statut et âge: la mère la belle-mère, la soeur du père ou de l'oncle, la soeur du mari, la première ou la pins influente des épouses, etc. Mais c'est en l'absence de l'autorité domestique masculine que les femmes veuves, divorcées, célibataires ou éloignées de leur époux jouent le rôle de chef de la famille et de l'unité domestique. L'émigration des hommes en quête de travail et de revenus vers les villes ou l'étranger a, par son importance croissante, donné toute son ampleur au phénomène de la femme rurale chef de famille, comme en atteste une abondante littérature.

6 Si les familles relèvent de systèmes à dominante patriarcale ou matriarcale, on relève, dans les deux cas, des dispositions, des prérogatives, droits et devoirs liés à la branche maternelle et paternelle.

Les femmes ne deviennent, en quelque sorte, chefs de famille que dans des circonstances définies, lorsque les hommes «font défaut»: veuvage, divorce, célibat, émigration masculine, etc. Leur statut est rarement autonome à l'origine. Cette situation n'a pas empêché l'essor de certaines de leurs initiatives agricoles dû à des contextes et des conditions variables. Leur esprit d'indépendance et d'entreprise n'y est pas totalement étranger. Le rôle affirmé de femme comme chef de famille coïncide généralement, dans le monde rural, avec celui de chef d'unité domestique, de production de biens, de services ou de revenus. Toutefois, les femmes sont très souvent les chefs de fait de l'unité de production qui fournit l'essentiel des biens et des revenus domestiques, sans pour autant exercer le rôle de chef de famille. La fonction «symbolique» mais capitale reste entre les mains d'un époux, d'un parent ou même d'un descendant plus ou moins actif, selon les raisons, les tâches, la division sexuelle du travail, l'idéologie de la propriété ou de l'autorité, les traditions sociales et culturelles.

La présence ou l'absence d'un chef de ménage de sexe masculin, comme on l'avait déjà souligné, conditionne son propre statut à la tête du ménage. Ainsi, au Kenya, lorsque l'homme chef de famille vit au sein de l'unité, il en exerce le contrôle dans 81,91 % des cas. Ce contrôle n'est dévolu à son épouse que dans 11,05% des cas, à son fils 2,56 %, et à un parent 4,47 % des cas. Ce rôle n'est pratiquement jamais confié à un étranger. Lorsque le chef de famille réside, dans le village mais hors de l'unité, la prépondérance de l'autorité féminine passe, en moyenne, à 46,42 % des cas. Ce chiffre varie, bien entendu, selon les régions, les cultures et les ethnies. La proportion du recours à d'autres personnes s'accroît: un parent: 19,56 %; un fils: 7,61 %; un étranger: 11,36 %. Cette situation s'accentue quand le chef de famille s'éloigne davantage du village et de l'unité de production. La femme est en première ligne dans 64,48 % des cas. Le recours à un parent représente 25,94 % des cas, celui à un fils 4,63 % et un étranger 4,94 % 7.

7 Toutes ces données chiffrées sont fournies par V. Ventura-Dias: op. cit., tableau 62.

Au Sénégal, les situations ne sont pas homogènes. Elles varient selon les milieux. Les enquêtes sur les femmes et l'accès à la terre que nous avons menées en Basse et Moyenne Casamance et dans la région arachidière, montrent que l'émergence des femmes comme chefs de famille dépend des traditions ethniques. Elle dépend aussi de leurs activités économiques et des flux migratoires en cours dans la région.

Sur un échantillon de 800 paysannes représentatives de plusieurs ethnies sénégalaises (Joola, Wolof, Sereer, Soose et Mandeng) 8 l'on se rend compte que la grande majorité d'entre elles (80 %) étaient effectivement engagées dans la production agricole. L'échantillon était en majorité musulman (81%), mais comptait quelques communautés chrétiennes (12 %) et des adeptes des religions du terroir (6,62 %). Sur 800 femmes, 726 étaient mariées, 10 célibataires, les autres veuves ou divorcées. Ici 91, 38 % des femmes vivaient dans une concession sous l'autorité du mari (61 %) où d'un parent (30,38 %).

8 Sow, Fatou - Les femmes et la terre: étude de la tenure fonicière au Sénégal, Dakar, CRDI/IFAN, 1995.

Cette enquête montre que les paysannes de Basse Casamance, au sud du Sénégal, monopolisent le gros de l'activité de production du riz. Elles appartiennent en général à l'ethnie joola et sont reconnues pour leur relative autonomie dans le cadre de cette culture. Elles tirent de leur rôle dans la production du riz un rôle a effectif» de chef d'unité de production. Elles interviennent dans de nombreuses phases d'un processus tenant compte d'une répartition sexuelle des tâches: semis, repiquage, récolte. Aujourd'hui, elles rejoignent les hommes dans les travaux lourds qui étaient jadis dévolus à ces derniers: défrichage, labour, construction des petites digues, etc. Cette position économique les met en concurrence, dans la réalité, avec les époux qui, de ce fait, bien que chefs de famille, ne contrôlent totalement ni la production ni la consommation ni même la commercialisation du riz. Cette autonomie a été, dans certaines zones, renforcée par le fait qu'elles reçoivent leur(s) rizière(s) de leur propre famille lorsqu'elles se marient. Cette dotation en terres a pour but de les mettre à l'abri du besoin. Elles sont ainsi sécurisées même lorsqu'elles se retrouvent seules. Cette autonomie s'est affaiblie avec l'introduction des cultures commerciales coloniales. Ces productions ont non seulement changé les structures agraires du pays joola, mais elles ont remis en cause toute l'organisation sociale, économique et idéologique des communautés. Elles ont également modifié la nature des rapports entre producteurs celle des rapports entre hommes et femmes. La production commerciale de l'arachide s'est démarquée de la production domestique du riz. Elle est devenue la base d'une économie marchande dominée par les hommes. Les paysannes du riz sont devenues plus dépendantes lorsque cette céréale a cessé d'être au centre de l'économie agricole de la région. 9

9 Journet, O - «Les femmes joola face au développement des cultures commerciales» in Michel, A., Diarra A. F. Agbessi-Dos Santos, H. - Femmes et multinationales, Pans, ACCT/Karthala, 1981, pp. 117-138.

Une autre enquête menée, en 1990, sur le pouvoir économique des femmes dans le département de Podor, au nord du Sénégal, montre l'émergence des femmes comme chef de famille 10. Dans cette région de la Vallée du Fleuve Sénégal, massivement désertée par l'émigration vers l'espace national et l'étranger, les femmes ont presque eu à«ramasser» la fonction de chef de famille et d'unité domestique de production, au sein d'une société patriarcale fortement islamisée. La concession du milieu rural sénégalais a généralement une structure lignagère. Elle abrite les membres de la même famille, restreinte ou élargie. Dans le département de Podor, la majorité des femmes de l'échantillon enquêté (62,8 %) vivent dans une concession d'un seul ménage. Ceci ne signifie pas forcément la nucléarisation de la famille comme en ville. Il s'agit manifestement de l'impact de la migration sur la composition et la recomposition des familles. Lorsque les hommes émigrent, les épouses reviennent dans leur famille propre avec leurs enfants ou séjournent dans celle du conjoint. Ainsi, le ménage de l'émigrant se reconstitue dans cette nouvelle cellule qui, même élargie, reste un seul ménage. En l'absence des chefs de concessions (mawdo galle, en pulaar, kilifa kër en wolof) et de ménages (jom kiraade, en pulaar, borom kër, en wolof), les femmes assurent les responsabilités du chef de famille. Elles n'en ont pas forcément les prérogatives, même si leur âge fait d'elles ce que l'on pourrait appeler des «matriarches». Le chef de concession ou de ménage, autorité morale, est avant tout le «patriarche». C'est parfois la personne la plus âgée de la hiérarchie familiale, rappelant ainsi la prééminence de l'âge sur tous les autres critères. En cas de célibat, d'absence du conjoint, de divorce ou de veuvage, les femmes vivent dans une famille dont la responsabilité incombe à un membre de leur famille ou de celle du conjoint. Il peut même s'agir du fils aîné ou de la belle-mère, etc.

10 Sow, Fatou - Le pouvoir économique des femmes dans le département de Podor (Sénégal), Dakar, Cellule Après-barrage/Fonds Européen de Développement, 1991

Il est important ici de préciser les concepts qui permettent de définir les différents rôles joués par les femmes et les hommes. Les concepts varient certes selon la langue, mais les contenus sont communs à de nombreuses cultures africaines. En pulaar, par exemple, le kiraade désigne l'unité familiale de consommation. Les femmes se définissent comme le chef de cette unité, jom kiraade, car elles sont responsables de l'entretien domestique et de la gestion des rations alimentaires. Les mêmes concepts se retrouvent en wolof: njël ration alimentaire) et borom njël, responsable de cette ration. La nouvelle mariée, dans une grande concession, prend cette responsabilité de sa belle-mère ou des autres épouses. Ces nuances sont importantes car elles délimitent les premiers secteurs du pouvoir des femmes dans la famille. L'épouse est la jom suudu (maîtresse de la chambre, en pulaar) ou borom neek (en wolof) et le mari, le jom galle (maître de la maison, en pulaar) ou borom kër (en wolof). Mais une femme n'a de droit réel dans la maison que si elle gère elle-même le kiraade (Sow, F.:1991). La responsabilité matérielle et morale de nourrir la famille incombe aux femmes et définit, en partie, leur statut. La position des femmes au sein de la famille, qu'il s'agisse de la concession, du ménage, de l'unité familiale de production ou de consommation, revêt plus de pouvoir lorsque les hommes sont absents physiquement ou font défaut matériellement, d'où le nombre accru de femmes chefs ou «soutiens» de ménage.

Certaines situations sont plus ou moins transitoires, d'autres sont permanentes. Les possibilités d'installation sur place et de reconstitution des familles dépendent des contextes. Les réfugiés du Rwanda, Burundi ou de l'Angola des années 1970 pouvaient se diluer au Zaïre et dans les pays voisins. Aujourd'hui, les génocides du Rwanda, du Burundi, de Somalie ou du Soudan qui déplacent des millions de personnes posent des problèmes inédits et d'une autre ampleur. La situation particulière des femmes et des enfants comme catégories les plus exposées est des plus critique. Le viol, la torture et le meurtre, la disparition sont parmi les multiples exactions et violations des droits de la personne encourus dans ces contextes. Les femmes se retrouvent chefs de famille par la violence; elles sont responsables de familles pulvérisées et, parfois, de familles auxquelles elles ne sont pas forcément lices. La vie dans les camps ne permet ni de les reconstituer, ni de les entretenir.

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